Source : Le Nouvel Obs, David Caviglioli, 11 mars 2014.
Dans son premier roman, cet écrivain de 21 ans revient sur ses malheurs d'enfant homosexuel dans le lumpenprolétariat picard. Mais sa famille et son village sont ulcérés par le portrait qu'il fait d'eux.
Samedi 15 février, Monique M., résidente à Hallencourt (Somme), est « descendue » à Paris pour voir son fils, qui y est « monté » trois ans plus tôt. Elle ne l'a pas prévenu. Elle s'est rendue à la Fnac Montparnasse. Le fils, récemment devenu écrivain, y participait à un « forum », dans un sous-sol plein à craquer de gens venus l'écouter, lui qui n'a que 21 ans mais fascine comme s'il avait vécu mille vies. [...]
Eddy Bellegueule : l'auteur a longtemps porté ce blaze épique et invraisemblable, typiquement picard. Tout récemment, il a changé son état-civil. Ce n'est pas rien. Il a dû prendre un avocat, et supporter la défiance de l'administration, qui n'aime pas les identités instables. Il s'appelle désormais Edouard Louis. Le roman qu'il présentait aux chalands de la Fnac laisse peu de doutes sur sa sincérité quand il dit vouloir en finir avec Eddy Bellegueule, ce nom de pauvre dont il ne veut plus mais qui le rend célèbre.
Sa mère a une nouvelle fois entendu son fils raconter son calvaire : être né homosexuel et efféminé dans le lumpenprolétariat d'Hallencourt. Sept à la maison, avec le drapeau noir qui flotte sur la marmite. Et le petit Eddy qui fait la fille. A ceux qui voient le genre comme un choix, le livre montre à quel point il n'a rien choisi : « Quand j'ai commencé à m'exprimer, à apprendre le langage, ma voix a spontanément pris des intonations féminines […] Chaque fois que je prenais la parole, mes mains s'agitaient frénétiquement, dans tous les sens, se tordaient, brassaient l'air. ». Il roule des hanches, préfère la danse au foot. [...] La famille moque ses « airs de folle ». On n'a peut-être jamais lu une dissection aussi clinique du sentiment de honte. Au collège, l'injure est permanente. Deux brutes le persécutent chaque jour, lui crachent à la gueule, lui cognent la tête contre le mur. [...]
Peu à peu, il se met à tout haïr : la télévision constamment allumée chez lui, l'alcool omniprésent, la vulgarité triomphante, les diatribes contre les « crouilles » et les pédés, le virilisme, la méfiance vis-à-vis de l'école, de la culture, de la médecine. Son récit est quasiment dénué de cette tendresse qu'on exige des souvenirs d'enfance. [...] « J'en voulais aux individus. J'en voulais à ces deux garçons. La sociologie m'a permis de réaliser que la violence est produite par des structures sociales. Cette violence est invisible. Les enfants pauvres qui sèchent l'école croient faire un choix, sans voir qu'ils subissent des mécanismes violents. »
Sa mère assure qu'elle ne comprend pas la sévérité de son fils. « Il a reçu de l'amour. On n'a jamais été homophobes. » Elle se sent insultée. On la traite publiquement de mère indigne. Elle a acheté le livre début janvier, le jour de sa parution, dans une gare parisienne, en remontant vers la Somme après avoir rendu visite à son fils, qui étudie la sociologie à Normale-Sup. C'est la dernière fois qu'ils se sont parlés tendrement. [...]
Dans le village, les mêmes mots reviennent. Le livre est un « torchon » ; le petit Bellegueule « s'est fait manipuler par son éditeur », « est tombé dans une secte ». [...] La tante d'Edouard Louis, côté paternel, est furieuse de l'image déplorable donnée de la lignée Bellegueule, cette dynastie locale de durs à cuire qui fait le bonheur des commères et des pinardiers du Vimeu depuis des générations. Sur la place centrale, elle menace aussi d'attaquer son neveu en justice. [...]
[Edouard Louis] a refusé les invitations des librairies picardes, « par peur de se faire alpaguer », dit-on chez Ternisien, à Abbeville. Sans doute à raison. Le maire d'Hallencourt, d'un ton fataliste, confirme: « Ah ça, vu l'ambiance, je lui conseille de ne pas revenir ici ! » On dit que le père, qui vit à Abbeville depuis la séparation du couple parental, l'a renié. Son grand frère est hors de lui. Edouard Louis a reçu des menaces. [...]
Interne au lycée Michelis d'Amiens, il milite. Il est reçu par Xavier Darcos au ministère de l'Education nationale pour protester contre une réforme déjà oubliée. Il passe plusieurs fois sur France 3 Picardie. [...] La Picardie était trop petite pour lui. A la fac d'Amiens, étudiant brillant, il rencontre Didier Eribon. C'est son chemin de Damas. Le sociologue, lui aussi homosexuel né dans le monde prolétaire, vient de publier « Retour à Reims », où il raconte sa famille, son enfance, la violence et la honte. [...]
« Adolescent, pour gommer ce que j'avais d'efféminé, je me suis acharné à travailler sur mon corps, conclut Edouard Louis. Je m'entraînais à parler, à rire. Puis c'est devenu naturel. »
A Normale-Sup, on lui a fait des remarques sur sa dentition négligée, dont il a honte comme d'un héritage de ses années de misère : il s'est fait poser un appareil. « De même, je me réinvente en auteur. C'est la grande absurdité de la condition humaine : nos vies n'ont pas d'essence propre. Nous trouvons des rôles à endosser. C'est la seule chose à faire. »